CENSURE : UN AIR DE SECOND EMPIRE
Censure (Anastasie), illustre engin liberticide français.
Dessin de Léon Bienvenu, 1874. Il faut bien mesurer la portée de la décision de justice qui nous ordonne de supprimer, avant lundi 22 juillet minuit, toute citation des enregistrements Bettencourt. Nous allons détruire environ cent articles, fichiers audio et vidéo. Il s’agit d’un acte de censure massive et sans précédent pour un titre de presse numérique en France. En ce sens, cette censure est un événement jamais vu dans notre pays depuis la naissance d’Internet et de l’information sur support numérique.
Car c'est à l'heure de la révolution numérique, d'un renouvellement profond des relations entre journalistes et lecteurs, c'est à l'heure des lanceurs d'alerte planétaires et d'un débat démocratique revivifié par Internet que la justice versaillaise nous renvoie dans les catacombes du Second Empire. Dans cette époque où le journalisme, suspendu à une autorisation préalable de publication ou menacé d'embastillement immédiat, n'avait d'autre choix que de porter la tyrannie fade de Napoléon le Petit.
«
Le droit à l'intimité de la vie privée ! », n'ont cessé de répondre nos détracteurs, balayant d'un coup notre travail journalistique et cette première étape qui a consisté à trier, éliminer, ne retenir que ce qui relevait du seul intérêt public: fraude fiscale, pression sur la justice, financement de la vie politique, trafic d'influence.
Est-il par exemple question de vie privée quand Patrice de Maistre rencontre Liliane Bettencourt dans sa fonction de gestionnaire de fortune et lui dresse l'état des lieux des comptes cachés en Suisse, lui fait signer des chèques à Nicolas Sarkozy, Éric Woerth et Valérie Pécresse, lui résume les conversations en cours avec le procureur de Nanterre Philippe Courroye, alors saisi d'une plainte pour abus de faiblesse ? Est-il question encore d'intimité de la vie privée quand une bande d'aigrefins dévalisent par centaines de millions d'euros une vieille femme qui n'est plus en possession de ses moyens ?
Non et non, avait évidemment jugé le tribunal de grande instance de Paris dans son ordonnance du 1er juillet 2010 (
à lire ici) et dont voici un extrait:
Vie privée et encore vie privée, a décidé la cour d'appel de Versailles, prenant le contre-pied exact du jugement de première instance du tribunal de Paris puis de la cour d'appel de Paris. Nous avons dans d'autres articles longuement détaillé nos arguments, et ceux de nos avocats, inutile d'y revenir. Et nous appliquerons bien sûr cette décision de justice liberticide. Oui, nous verserons 1 000 euros de dommages et intérêts à Patrice de Maistre et éviterons, par la destruction de nos contenus, une sanction financière qui nous serait fatale : 10 000 euros par infraction constatée et par période de vingt-quatre heures.
Lundi 22 juillet à 19 heures, Bettencourt deviendra donc une affaire que vous ne pourrez plus lire sur Mediapart. Sur la centaine d'articles supprimés figurera la mention « Censuré, arrêt du 4 juillet de la cour d'appel de Versailles ». Notre dossier sur cette affaire (
il est ici), qui se présente aujourd'hui ainsi:
se présentera à partir de lundi 19 heures comme cela:
Autant le dire simplement, pour ceux qui sont enclins à penser que " nous en faisons un peu trop " sur cet arrêt, voire que nous " sommes mauvais joueurs ": cette censure est un échec, pas seulement pour Mediapart – ou pour
Le Point qui a également supprimé ses contenus ce vendredi –, elle est une déroute pour l'ensemble de notre profession. L'absurdité de la justice versaillaise sera mise en morceaux par la cour de cassation, soutiendront les plus optimistes: nous l'espérons, mais la cour ne se prononcera que dans plusieurs mois et, dans l'attente, c'est la censure qui s'exerce.
Les pouvoirs publics et le gouvernement s'en moquent visiblement qui, à ce jour, n'ont pas émis la moindre remarque. «
On ne commente pas une décision de justice », nous disent rituellement les ministres, un principe toujours respecté dans les affaires qui les embarrassent et vite oublié quand ils peuvent en tirer quelque bénéfice (
ici un commentaire de Manuel Valls sur une décision de la cour de cassation dans l'affaire de la crèche Baby Loup)… Heureusement, bon nombre de parlementaires se sont affranchis de cette réserve hypocrite. Ils sont aujourd'hui plus de soixante élus et responsables de partis à avoir signé l'appel
" Nous avons le droit de savoir ".
Car c'est bien le seul signe d'espoir face à cette justice qui avance à rebours de notre métier, de notre société et de nos libertés. Trente-cinq titres de presse français et étrangers, une douzaine de grandes associations de défense des libertés et près de 45 000 personnes se retrouvent sur ce texte commun qui affirme un principe simple: «
Rendre public ce qui est d’intérêt public est toujours légitime, notamment quand le secret protège indûment des injustices et des délits, des atteintes au bien collectif ou aux droits humains ».
Merci de votre soutien et bonne lecture d'ici lundi 19 heures.
PS: Antoine Perraud nous proposera lundi un portrait de Patrice de Maistre, notre "exécuteur" de cet arrêt, puisqu'il a choisi de nous le faire signifier, rendant ainsi applicable la décision versaillaise, ce que s'est abstenu de faire le tuteur légal de Liliane Bettencourt. Patrice de Maistre, mais Antoine Perraud nous le confirmera, aurait sans doute été un heureux homme sous la monarchie de Juillet, comme le montre le dessin ci-dessous d'une «
Descente dans les ateliers de la liberté de la presse ». On y reconnaît sur la gauche Louis-Philippe qui plaque sa main sur la bouche d'une ouvrière symbolisant la liberté de la presse. Derrière lui se tient le député et magistrat Jean-Charles Persil, avec son nez en forme de bec de perroquet et, à la main, une grande paire de ciseaux. Lithographie de Grandville (1832).
source:
http://blogs.mediapart.fr/blog/francois-bonnet/190713/censure-un-air-de-second-empire