MACHU PICCHU
Arrachée au secret des jungles en 1911 par un explorateur américain, la formidable citadelle de Machu Picchu continue pourtant de nous narguer. «
Un mystère pétrifié » a dit d'elle l'écrivain Jacques de Lacretelle. Un rêve de roi dément, au côté duquel les châteaux de Louis II de Bavière ne sont que de dérisoires et malhabiles jeux de construction. Une cité déjà céleste que les nuages ne découvrent que rarement. Un mythe. Un joyau.
Le voyageur qui, une fois dans sa vie, passe l'enceinte de la cité qui resta si longtemps interdite, garde à jamais le souvenir de ces cyclopéennes constructions de pierre, de ces volées d'escaliers qui semblent vouloir gravir les nuages, et de ce vertige qui l'a saisi face à tant de merveilles. À jamais ces trois questions vont le harceler: Qui ? Quand ? Pourquoi ?
Les chroniques des scribes qui, jour après jour, tiennent le journal de la conquête, mentionnent tous l'existence de ces cités secrètes, disséminées dans des jungles impénétrables, perchées sur d'inaccessibles corniches et qui, toutes, gardent la route de Cuzco, la capitale du Tahuantinsuyo, le Pérou des Incas.
Les plus bigots parmi les chroniqueurs cherchèrent toute leur vie la mythique "Université des Sortilèges" où les sorciers des mauvaises religions préparaient leur revanche sur l'Espagne et le christianisme. Les plus politiques, certainement plus proches de la vérité, voient dans ce réseau de villes de légende autant de refuges pour les chefs incas que Pizarro n'a pas eu le temps d'égorger, d'empoisonner ou de décapiter.
Sur ces légendes se greffent, dès la fin du XVIe siècle, des rumeurs de plus en plus précises: Manco Inca et ses fils, suivis de leurs fidèles, auraient trouvé refuge dans un de ces repaires interdits. Ils prépareraient, avec leurs armées rameutées de tout le pays, la grande offensive de la reconquête. Les Indiens, épris du fantastique qui les a nourris jusqu'à ce que les Espagnols leur imposent la religion du Christ, jurent alors que Tupac Amaru I, que l'on vient de décapiter sur la Grand-Place de Cuzco, s'apprête à les rejoindre, une lance dans une main, sa tête sectionnée dans l'autre.
Légendes... affabulations, rêves de vaincus. Un homme, quatre siècles plus tard, leur prête pourtant une oreille attentive. Hiram Bingham, universitaire américain, archéologue et alpiniste de premier plan, y croit, lui, à ces légendes de cités perdues. Il est même persuadé qu'en quittant la vieille capitale du Cuzco et en suivant, vers le nord-ouest, le cours tourmenté du Rio Urubamba, il trouvera.
Aujourd'hui encore, les chercheurs se demandent si Bingham a bénéficié d'un coup de chance extraordinaire ou si, au contraire, il savait pertinemment, qu'au bout du voyage, il trouverait, intact et habité par deux paysans qui en cultivent encore les terrasses (!), ce joyau de l'architecture et de l'urbanisme indien: Machu Picchu, la cité perdue des Incas.
Le 21 juillet 1911, après avoir marché pendant des jours sous une pluie battante, après s'être frayé un chemin à la machette dans une jungle qui se referme sur ses pas, Bingham, le souffle coupé, des larmes aux yeux, embrasse d'un seul regard toute l'étendue de la cité.
Machu Picchu, ce jour-là, entre dans l'Histoire. Et Bingham, qui sait plus qu'il n'en dit, poursuit sa route vers une autre cité qui l'attend au-delà des pains de sucre du Machu et du Huayna Picchu, et qu'il ne trouvera jamais.
En sept décennies, on tracera une route en zigzag pour amener les touristes au sommet de la montagne, on construira un hôtel, une petite gare et une baraque de souvenirs, mais on ne parviendra jamais à percer le mystère. Luis Watanabe, qui effectue, pour le compte du gouvernement péruvien, d'importantes fouilles sur le site, confie sa perplexité: «
Le premier mystère de Machu Picchu, explique l'archéologue,
c'est qu'on n'y trouve aucun objet d'importance, comme si la cité avait été abandonnée en toute hâte, chacun emportant ses biens dans un mouvement d'exode général. »
Quelques tessons, quelques bouts de ferraille et... cent cinquante momies de jeunes femmes seront finalement exhumés par les archéologues. À tel point que certains se demandent si Bingham, qui a rapatrié aux États-Unis des centaines de caisses pleines de souvenirs de ses expéditions, n'a pas été l'ultime pillard de la forteresse. «
Les momies, poursuit l'archéologue Watanabe,
nous ont toutefois beaucoup appris. Il semble que, contrairement à ce que l'on a pensé jusqu'à aujourd'hui, Machu Picchu n'a jamais été une forteresse mais, au contraire, un immense temple, le plus vaste de toute l'Amérique... La présence de jeunes femmes en si grand nombre nous conduit à penser qu'il devait y avoir ici un de ces Accllahuasi, de ces "maisons des vierges" où étaient enfermées celles qui avaient pour devoir de servir l'Inca et son père mythique Inti, le Soleil. »
Les travaux de Luis Watanabe battent en brèche l'hypothèse du réseau de forteresses gardant la route de Cuzco: «
D'abord, explique l'archéologue avec passion,
l'ancienne route de la capitale passe par les crêtes, et non par la vallée comme aujourd'hui. Machu Picchu, géographiquement, se présente plutôt comme une halte que comme un fortin. De plus, la cité n'est pas fortifiée. Au contraire, les quelques murailles qui semblent garder la vallée sont construites de telle façon qu'elles ressemblent plutôt à un décor qu'à un système de défense. Non... à mon sens, nous sommes sans doute ici dans cette fameuse Casa del Sol que les conquistadores ont cherchée en vain. »
Située à plus de 2 500 mètres d'altitude, dominant dans une perspective irréelle les formidables gorges bouillonnantes de l'Urubamba, regardant d'un côté vers la forêt amazonienne, de l'autre vers les derniers glaciers des Andes septentrionales, Machu Picchu n'est que l'élément le plus important d'un ensemble de constructions réparties sur les sommets environnants. Face à la cité, au sommet du Huayna Picchu (le "jeune pic", par opposition à Machu Picchu, le "vieux pic"), se dressent les vestiges du "Temple de la Lune" qui semble faire pendant à celui du Soleil qui occupe le cœur de la vieille ville.
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Le temple de la Lune, explique Watanabe,
semble infiniment plus ancien que les constructions au milieu desquelles nous nous trouvons. S'il me fallait avancer une date, j'irais jusqu'à mille ans avant Jésus-Christ pour les premières constructions, aujourd'hui disparues sans laisser de traces. »
La région semble occupée depuis très longtemps, bien avant que l'Inca étende son empire sur l'ensemble du Tahuantinsuyo que les Espagnols ravageront pendant plus d'un quart de siècle. Des analyses au carbone 14 effectuées à Chanapata, un faubourg de Cuzco, donnent 3 500 ans, avec une marge d'erreur d'à peu près 500 ans. Des archéologues parmi les plus sérieux, le docteur Muller, entre autres, envisagent même qu'il ait pu exister un "observatoire astronomique" à Machu Picchu aussi tôt que le IVe millénaire avant Jésus-Christ. Ce qui fait des prêtres du Soleil les contemporains des premiers souverains de Sumer en Mésopotamie. Mais n'est-ce pas voir un peu trop loin, même si, en l'occurrence, rien ne vient confirmer ou infirmer une hypothèse aussi hardie ?
Les indices qui permettraient de dater Machu Picchu avec certitude sont minces. Le style architectural qui pourrait, par recoupements, donner une idée de la date à laquelle fut construite la cité, est si unique qu'on n'en trouve nulle part ailleurs un modèle ou une imitation, si imparfaite soit-elle. «
Ce qui nous frappe le plus ici, poursuit Watanabe,
c'est la façon dont les murs ont été bâtis. On ne sait même pas d'où viennent les pierres ! Quant à la façon dont elles ont été "soudées" les unes aux autres, je ne connais aucun maçon qui, aujourd'hui, serait capable d'accomplir le même travail. »
On reste stupéfait par la perfection du travail des bâtisseurs de Machu Picchu: les pierres s'ajustent si bien qu'on a l'impression qu'elles ont été "fondues", puis "moulées" avant d'être emboîtées les unes dans les autres...
Fondues ? Et moulées ? «
Il existe une légende, dans cette région, me racontait Watanabe,
qui dit que l'oiseau "pilco" était capable, par le suc qu'il sécrétait, de dissoudre la pierre. J'ai retrouvé moi-même ce qui pourrait bien avoir été un "moule" destiné à la fabrication de briques, mais de briques en pierre, en granit même... » Pilco, jaccachu, akakllos, llak'heto... le nom de cet oiseau extraordinaire change selon les régions. Mais partout on lui prête l'étonnant pouvoir de dissoudre la pierre, d'en faire une pâte propre à être moulée. Mais à quelle espèce appartient le "pilco" ? Et vole-t-il encore d'arbre en arbre de la pampa de Nazca aux jungles de l'Amazonie ? Nul ne le sait... À moins que ce ne soit qu’un symbole qui pourrait désigner le suc d’une plante ? Ce pourrait-il que ce soit une technique similaire à la théorie des pierres reconstituées pour Kheops ?
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Aux côtés des murs dont la perfection ferait envie à plus d'un bâtisseur de palais, aux côtés des mystérieuses fenêtres trapézoïdales surmontées de lourds linteaux, un monolithe aux formes bizarres intrigue depuis 1911 tous ceux qui ont été amenés à travailler dans la cité. Cet ensemble, énorme, devant peser plusieurs dizaines de tonnes, se dresse au cœur d'une courette sur le rebord "amazonien" du Machu Picchu. Trois marches usées par les pas y conduisent. «
Deux hypothèses s'affrontent depuis soixante ans au sujet de ce monolithe, explique Watanabe.
Les uns veulent y voir un "Intihuatani", sorte de môle d'ancrage symbolique du dieu Soleil, d'autres, plus prosaïquement, y voient une pierre sacrificielle qui aurait servi d'ultime piédestal aux vierges immolées au dieu Soleil. »
Par ses formes, rigoureuses de perfection et d'équilibre, l'Intihuatani ne déparerait pas dans un musée consacré à la sculpture contemporaine. Quelque chose d'envoûtant habite cette masse de pierre, comme si le granit avait gardé le souvenir de l'âme des innocentes jeunes filles qui y furent sacrifiées. «
Je penche personnellement pour l'hypothèse de la pierre sacrificielle, confie Watanabe.
Il serait bien étonnant qu'un temple solaire de l'importance du Machu Picchu n'ait pas disposé d'un lieu "magique" pour accomplir ce genre de rite... » Un autre monolithe, faisant face au célèbre "mur des trois fenêtres" ouvertes sur le vide, remplissait sans doute les mêmes fonctions.
Mille hypothèses ont été émises sur la fonction de Machu Picchu au temps de sa splendeur, preuve de l'incertitude qui habite la communauté des historiens des civilisations antiques: Carlos Troll se demande si la cité perdue «
ne fut pas une colonie pénitentiaire où l'on envoyait les planteurs de coca »; Edgar Diaz y voit «
le centre d'éducation des princes incas où les prêtres et les astronomes initiaient les membres de la famille royale à l'art du gouvernement »; d'autres, cités par Simone Waisbard dans son
Machu Picchu (éditions Laffont), imaginent que la cité fut, pour l'Inca et ses proches, une «
immense maison de plaisir où se pratiquaient les rites de l'érotisme sacré »... On le voit, l'imagination ne fait défaut à personne. Mais, comme le précise Watanabe, «
en l'état actuel des travaux, toutes les hypothèses sont acceptables, faute d'information suffisante... »
Le nom même que porta la cité au début de son existence nous est à jamais caché. Machu Picchu n'est que le nom de la montagne qui l'abrite et nul ne peut dire aujourd'hui s'il s'agit de la légendaire Viticos, de la mythique Vilcabamba-la-Vieja que Pizarro rechercha jusqu'à la fin de sa vie, ou d'une autre cité, plus perdue encore, dont le nom, comme la trace dans les chroniques, sont à jamais effacés.
Quel que soit son âge, quels que fussent les rites, sanglants ou cosmiques, qui s'y déroulèrent, Machu Picchu, joyau dans son écrin de jungle et de brouillard, demeure la plus remarquable, la plus passionnante et la plus belle des énigmes archéologiques de notre temps.
source:
http://www.rhedae-magazine.com/archeologie-mysterieuse-Machu-Picchu_a106.html